La vie rêvée d'un ange !

Publié le par cherki

 

Tours et détours d’une vilaine fille raconte l’histoire d’un amour impossible entre le narrateur, Ricardo, et une femme prénommée au départ Lily. Ricardo fait la connaissance de Lily au début des années 50 dans le quartier huppé de Miraflores à Lima. C’est l’époque de l’adolescence insouciante des bourgeois péruviens qui découvrent la sexualité. Ricardo émigre vers Paris y décroche un petit boulot de traducteur. Là il se lie d’amitié avec un de ses compatriotes et lui sert de factotum pour accomplir différentes tâches logistiques en vue de la constitution d’un réseau d’exilés destinés à embrasser la cause révolutionnaire qui gagne le continent latino-américain. Il y retrouve Lily. Mais Ricardo est incapable de la retenir en lui avouant et en assumant son amour. Ricardo la laisse partir vers Cuba où elle doit suivre l’apprentissage d’une future égérie de la révolution. Il la retrouve quelques années après par hasard à Paris. Lily a vite abandonné tout projet révolutionnaire et est devenue la femme d’un diplomate français en poste à l’Unesco. Ricardo devenu traducteur professionnel collabore à cette institution. Ils ont une liaison puis à nouveau Lily disparaît avec la fortune du diplomate. Ricardo touche une nouvelle fois le fond et part à Londres noyer son chagrin d’amour. Il y fait la rencontre de Juan, un artiste peintre péruvien, vaguement homosexuel et hippie devenu un adepte du swinging London des années 60 où l’exploration artistique, la consommation effrénée de psychotropes et la révolution sexuelle tiennent lieu de substitut à la révolution tout court pour une jeunesse désenchantée par la société de consommation. Par l’intermédiaire de Juan il retrouve Lily qui s’est muée en épouse d’un riche aristocrate anglais. Il a à nouveau une liaison avec Lily qui pour autant finit une fois encore par le repousser lui avouant qu’elle n’est pas attirée par sa vie modeste et sans relief. Ricardo assiste aux derniers instants de son ami Juan atteint de ce qui ne s’appelle pas encore le Sida. A nouveaux sans attaches, il s’en retourne à Paris reprendre sa grise profession d’interprète. Puis quelques années après à l’occasion d’un voyage professionnel en Asie, Ricardo retrouve Lily au Japon où elle est devenue la maîtresse d’un homme d’affaires énigmatique, Monsieur Fukuda, sous la coupe duquel elle est tombée. Ricardo a à nouveau une liaison avec Lily qui dégénère une fois encore. Mais cette fois-ci un pallier est franchi puisque la rupture a lieu quand Ricardo découvre que Lily s’offre à lui à la demande et sous le regard de son Pygmalion nippon. Ricardo s’en retourne à Paris complètement détruit. Il fait la connaissance de ses nouveaux voisins un jeune couple, Simon et Elena, et de leur jeune fils muet Ylal. Grâce à leur affection il reprend timidement goût à la vie. C’est à ce moment que Lily réapparaît dans sa vie. Mais Lily n’est plus cette belle jeune femme d’autrefois, c’est une quinquagénaire durement éprouvée par sa liaison sadomasochiste avec son tyran japonais. Lily est en pleine dépression. Ricardo la recueille et sur les conseils de Simon et Elena lui fait faire une cure de repos dans une clinique psychiatrique. Ricardo et Lily s’aiment et pour la première fois leur amour semble pouvoir s’épanouir dans la durée et l’apaisement. Mais Lily s’enfuit à nouveau cette fois-ci avec une femme, Martine. Ricardo décide de tirer un trait définitif sur Lily. Il entreprend alors un voyage au Pérou sous le prétexte de régler une question de succession. Il fait alors la connaissance d’Arquimedes un vieil homme mi-clochard, mi-ermite qui indique aux architectes le meilleur emplacement pour construire des brises lames sur les plages. Arquimedes se révèle être le père de Lily qui se prénomme en fait Otilita. Ricardo qui avoisine maintenant la soixantaine fait la connaissance de Marcella, une belle et jeune décoratrice de spectacle. Ils s’aiment et décident d’aller ensemble vivre à Madrid. Mais Ricardo comprend qu’aucun amour ne peut être basé sur le sacrifice. Il ne se sent pas la responsabilité d’empêcher Marcella de vivre sa vie de jeune femme et ne cherche pas à la retenir quand elle il découvre qu’elle entretient une liaison avec un autre homme plus jeune que lui. Ricardo s’en revient en France. Cette fois-ci c’est Otilita qui l’a retrouvé. Plus rien ne semble désormais s’opposer à leur amour. Plus rien sauf le cancer généralisé qu’a contracté Otilita à la suite des nombreux sévices sexuels qu’elle a subis de Fukuda. Le livre se termine par la mort d’Otilita qui disparaît paisiblement, contente d’avoir pu offrir un sujet en or et permettre ainsi à Ricardo d’assouvir sa vocation réelle, celle d’un écrivain.

Tours et détours d’une vilaine fille rappelle par certains côtés Autant on emporte le vent. Sauf que si Otilita a l’énergie d’une Scarlet O’Hara, elle n’a pas son enracinement dans une terre. Ici point de Tara, bien au contraire. Otilita est une fille de l’air. Tours et détours d’une vilaine fille n’est pas non plus sans évoquer Le partage des eaux d’Alejo Carpentier. Mais là encore comparaison n’est pas raison. Le Partage des eaux raconte l’histoire d’un héros scindé entre la réalité de sa condition d’homme moderne latino-américain et son désir, son rêve d’indigénité. Le héros résout cette contradiction par le refoulement définitif d’un rêve qu’il vit momentanément mais qui ne saurait fonder un projet réel de construction et d’épanouissement de sa personnalité. Ce livre raconte l’histoire d’un arrachement douloureux mais nécessaire pour franchir une étape. Une étape qui passe par un deuil nécessaire. C’est un roman d’apprentissage latino-américain. Tours et détours d’une vilaine fille est d’une toute autre facture. Vargas Llosa donne sa vision de l’impossible bonheur du Pérou et des Péruviens. Ricardo symbolise la bourgeoisie libérale péruvienne. A l’image de son héros, elle est sans souffle et velléitaire. La bourgeoisie péruvienne manque de sens historique et ne peut représenter une étape nécessaire dans l’émancipation du Pérou et de son peuple. Incapable de porter un projet national progressiste elle s’enfonce dans l’imitation pathétique des autres, symbolisée par l’errance de Ricardo en France, en Angleterre et en Espagne. Mais comme tous les exilés, Ricardo est aussi un déraciné parce que son exil est une fuite devant une réalité tragique qu’il n’a pas la force d’affronter. Ricardo est un spectateur passif réduit à exercer le métier de traducteur, celui d’un invisible qui parle toutes les langues mais ne les comprend pas. Il ne les comprend parce qu’il lui manque la sienne. Non pas comme un véhicule mais comme un instrument. Il ne se sortira de cette impasse qu’à la fin de l’ouvrage en acceptant sa condition d’écrivain et trouvant enfin un point d’ancrage dans l’acte de création qu’est l’écriture. Otilita symbolise le refus de la résignation qui semble être le destin des classes populaires péruviennes. Mais ce refus ne peut être qu’un échec car il n’est assis sur aucun projet collectif. La vie d’Otilita est une autre forme de fuite en avant. Celle d’une jeune fille qui croyant accéder à la prospérité perd en fait sa liberté et jusqu’à son identité. Otilita ne sera ni Evita Peron, ni Imelda Marcos. Ainsi que le dit son père, Arquimedes " Mais elle avait la folie des grandeurs dés la naissance. Elle ne se résignait pas à son sort ". Otilita c’est une Cendrillon qui échoue perpétuellement. Vargas Llosa a raison, les princes charmants n’existent que dans les contes. Et comme dirait Edith Piaf : sans amour on est rien du tout. L’amour impossible entre Ricardo et Otilita symbolise l’union impossible entre la fraction éclairée de la bourgeoisie et les classes populaires péruviennes. Enfin, Monsieur Fukuda représente l’ancien Président péruvien Alberto Fujimori que le peuple avait préféré à Vargas Llosa lors des élections présidentielles comme Otilita le préfère à Ricardo.

Mario Vargas Llosa est un grand écrivain qui ne peut laisser indifférent. Une cohérence profonde habite l’œuvre de Vargas Llosa, celle d’un amoureux inconditionnel de son pays et de son peuple, le Pérou et les péruviens. Mais son amour du Pérou est profondément humaniste et le rattache à la communauté des autres peuples. Vargas Llosa est un écrivain national mais non nationaliste et réactionnaire. Vargas Llosa est un esprit déterminé mais non borné. C’est pourquoi il a une grande résonance dans toute l’Amérique Latine et bien au-delà. En ce sens Vargas Llosa est le digne contemporain d’Octavio Paz, Carlos Fuentes, Alejo Carpentier et Garcia Marquez. Mais, Vargas Llosa est étranger au " réalisme magique " en ce sens qu’il ne considère pas avec la même urgence que d’autres écrivains de ce continent la nécessité de réconcilier le passé indien ou créole avec les valeurs et la culture occidentale héritée de la colonisation espagnole. Là où Fuentes et Paz cherchent à faire écho à la voix oubliée mais ancrée dans l’inconscient collectif de Moctezuma et des Aztèques, Vargas Llosa est délibérément tourné vers l’entré de son pays dans la communauté des Etats modernes et démocratiques. Vargas Llosa est un adversaire conséquent et constant du populisme et du militarisme qui symbolisent à ses yeux les deux faces désespérantes de l’impasse péruvienne. Quel dommage que Vargas Llosa n’ait pas persévéré à gauche et soit passé d’un libéralisme politique à un libéralisme tout court qui le vit épouser les thèses économiques thatchériennes dans son programme de campagne de candidat malheureux à l’élection présidentielle ! Quel dommage car il aurait été une grande voix utile en appui de la nouvelle génération de dirigeants démocrates de gauche qui sont actuellement portés au pouvoir sur le continent ! C’est sans doute ce sentiment d’être passé à côté de quelque chose d’important qui l’a conduit à commettre son dernier ouvrage Tours et détours d’une vilaine fille. Disons le sans " détours ", il s’agit d’un livre magnifique. Non pas tant en raison de sa qualité littéraire intrinsèque qui est à mes yeux inférieure à ses deux chefs d’œuvre que sont Tante Julia et le Scribouillard et La fête au bouc, mais à cause des multiples correspondances que ce livre dessine au regard de son engagement et de son œuvre passé. Tours et détours d’une vilaine fille est un superbe roman sur l’échec. C’est un roman crépusculaire, écrit par un auteur de 70 ans qui met en ordre sa vie avant de passer le témoin. On ressent une grande tristesse à sa lecture mais paradoxalement il nous réconcilie avec l’homme Vargas Llosa. On est bercé par la douceur et l’humanité qui s’en dégage. Vargas Llosa porte un regard apaisé sur son passé et sur celui de sa génération. Il fait preuve d’une tendresse peu coutumière de sa part à l’égard de ses compatriotes un moment tenté par l’action révolutionnaire et qui, pour beaucoup d’entre eux, y laissèrent leur vie. Comme si son échec lui faisait regarder avec plus de considération l’échec des autres dont le mérite au moins est d’avoir essayé ! Essayé de bousculer une société inégalitaire, essayé de changer l’ordre inexorable des choses. Vargas Llosa se prépare à passer le témoin. On lui souhaite de pouvoir lire de son vivant le livre d’un écrivain péruvien racontant les amours non contrariés des descendants de Ricardo et d’Otilita.

Publié dans J'ai lu...

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N
J'ajouterais parmi les chefs d'oeuvre de MVL "la guerre de la fin du monde".<br /> Amitiés<br />  <br /> NR<br />  
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C
Si tu le dis...